Ce matin je quitte Sravanabelagola avec un pincement au coeur. Dans cette ville pauvre mais prospère, il y règne une paix incroyable. Mon guide du routard périmé de cinq ans n'en touche que trois lignes, indiquant simplement les deux monuments à voir, sur deux collines se faisant face. Pourtant Sravanabelagola est LA ville jaïniste de l'Inde du Sud, où une statue de leur Dieu Bahubali du haut de ses 17,5m domine Vindhyagiri Hill, taillée dans un seul bloc de granit. Après avoir grimpé les 614 marches qui mène à ce lieu sacré, je me retourne avant d'aller plus loin sur le site et jette un coup d'oeil sur les maisons colorées en contrebas, le bassin de la ville et les centaines de palmiers qui poussent ça et là... Sublime.
J'apprends alors que les jaïnistes ne sont ni hindouistes ni bouddhistes, mais constituent une branche à part, pacifiste, jamais persécutée, qu'on laisserait tranquille depuis des siècles et qui aurait vécu son apogée entre le IVème et le Xème siècle de notre ère. Les jaïns sont profondément marqués par le détachement de leur Dieu, qui au lieu de faire la guerre à son frère pour partager le royaume de leur défunt père se serait retiré dans la forêt pour méditer jusqu'à l'Eveil. Les cobras au pied de la statue et les plantes grimpantes qui enserrent ses bras laissent le visage de Bahubali impassible. Menaçant sous un certain angle, souriant dans un autre, et à l'air moqueur lorsque le soleil se couche et que le gardien chasse les derniers pèlerins, ce Dieu veille sur les habitants de la ville du "moine du lac blanc."
Je croise des sourires accrochés à des petites têtes nattées qui rentrent de l'école, des vieux qui font des signes de la main, des femmes qui m'attrapent en passant... Tous sont empreints d'une gentillesse et d'une sérénité qui m'enveloppent de douceur. Le midi sous le cagnard, alors que je descends Chandragiri Hill avec un compagnon de voyage et que nous nous perdons dans les quelques ruelles propres et très animées de la ville, je m'arrête devant une natte où sèchent des gros pois ("gram") semblables à des pois chiches, et des cosses que je soupçonne être des tamarins. "Sambar!", me crient les trois femmes qui se trouvent affairées sur le pas de porte de la maison opposée. Le nom des pois reste malheureusement incompréhensible, mon vocabulaire étant très restreint... Je parviens à faire le rapprochement entre la recette de la poudre de sambar que j'ai lu hier soir dans "Southern Flavours" (ma toute nouvelle acquisition) et l'activité de ces femmes si joyeuses de partager quelques mots rudimentaires sur la confection du sambar.
C'est une poudre magique, qui est toujours composée de deux ou trois sortes de dhal (lentilles) malgré les multiples recettes auxquelles on ajoute piment, curcuma, cumin et j'en passe. La base vraiment, c'est de réduire en poudre les dhals après les avoir dorées, et mélangées aux épices appropriées. Lorsque nous les avons croisées, ces femmes retiraient la fine pellicule qui entoure chaque pois afin de pouvoir les concasser par la suite. Il existe tant de sauces et leurs variantes que c'est à s'y perdre royalement ! En fait, quand on ouvre un menu en Inde du Sud (et j'imagine que c'est la même chose dans le Nord), on a le choix entre les mêmes plats, proposés avec les mêmes combinaisons de légumes, mais accompagnés de sauces différentes à chaque fois. La carte fait 4 pages, avec des "aloo" (pommes de terre) des "gobi" (chou-fleur), des "aloo mattar" (pomme de terre + petits pois) ou encore "palak paneer" (épinards fromage) etc... déclinés dans un onglet "curry", "sambar", "manchurian", "tandoor"..... Bien sûr les noms changent en fonction des états ou des dialectes, sinon ça ne serait pas drôle !
J'inscris à chaque repas dans mon petit carnet vert le nom et l'explication de ce que j'ai savouré ou tout simplement englouti selon la quantité de piment dans le plat. Je veux être capable de commander un plat que j'ai apprécié auparavant dans un autre établissement ou de tout simplement pouvoir déchiffrer un menu sans faire amener au serveur chaque légume un par un de la cuisine... pour finir par prendre un masala dosa ou un poori (valeurs sûres!) Mais revenons aux sauces : le pire ennemi du touriste dans le "masala", c'est le piment vert. Il se dissimule parfois derrière un "aloo", coupé très fin, puis étrangle, fait transpirer, tousser, rougir, jusqu'à soulagement avec une rincée d'eau, un demi chapati, roti, poori, naan, parotha, appam, etc.... (Ce sont des pains tous pareils tous différents) J'ai remarqué que le jus de citron a aussi ses bienfaits pour éteindre le feu d'un piment.
Bon et puis pour les plus vaillants il y'a les petits piments rouges, les "red bird's eyes".... Ceux là pas besoin de tourner autour du pot. A vrai dire, poudre rouge = feu, ventre qui brûle, sueurs froides, impression d'être sous l'effet de quelques pintes voire un mètre de shooters ou bien 6 B52 aspirés à la paille, le grand marnier encore en train de flamber. Le piment nous a pris par surprise avec deux acolytes alors que nous salivions à l'idée de diner un bon tandoori! A Kodaikanal il fait très frais la nuit, si bien que même avec ma polaire j'avais dû emprunter un autre pull et doubler mon pantalon (environ 5 degrés.) Et bien le piment nous a fait danser! Chanter! Et même pleurer! Une fois sortis du restaurant l'estomac brûlé au troisième degré, nous avons retiré une couche, deux couches... Et la même chaleur nous protégeait encore de la température extérieure ; nous nous sommes promis de ne plus jamais revivre ce supplice.
La nourriture et moi, une grande histoire d'amour! Je goûte des nouveaux fruits dès qu'une charrette en étale sur mon chemin : jack fruit, papaye, goyave, tomato tree, rose apple, ananas, chikoo (granuleux comme du coing, tendre comme de la poire avec une tonalité de figue), fruit de la passion, coco fraîche, mosambi, pink bananas, melons, raisins... Il y'a aussi le jus de canne à sucre, pressé minute dans la rue par une machine à rouages qui tourne à l'essence... Au pressage, l'indien coince un demi citron et un morceau de gingembre à mesure qu'il passe et repasse la canne dans les rouages pour en extraire jusqu'au dernier suc. Parfois on y trouve quelques feuilles de menthe... Tant il est rafraichissant, le jus de canne se boit d'une traite et excite les sens.
Un peu partout on voit pousser des fruits que par chez nous on appelle "exotiques" et je suis toujours surprise d'en découvrir l'arbre en question. Seulement un ananas pousse par mini palmier! A Gokarna, la branche d'un arbre à cajou bloque la porte des toilettes chaque fois que je veux la verrouiller! Les cocotiers menacent de leurs fruits géants la tête des passants : hauteur x poids = vitesse léthale si l'une vient à te tomber sur la tête! Dans le Kerala, j'en prends plein la vue, plein l'odorat, plein les oreilles. Cacaotiers, muscadiers, ananas sauvages, hibiscus trees...
Au coeur de Sravanabelagola, deux couples et leurs adulescents nous embarquent dans la cantine de l'ashram voisin et nous déjeunons un thali délicieux, à volonté. Les ammas m'attrapent ensuite pour une séance photo alors que je n'ai même pas terminé ma gamelle. L'une saisit quelques grains de riz et me les fourre dans la bouche, tout cela sous les yeux de la famille en délire! Puis l'autre amma effectue le même rituel. Je ne sais pas si je dois lui suçoter les doigts ou éviter tout contact de salive sur ces derniers mais franchement je vous laisse imaginer un peu l'air gauche que j'ai sur les photos!
Mon bus arrive bientôt à Mysore, cité du bois de santal et du yoga, dont l'hôpital ayurvédique est renommé et où l'on peut y admirer le palace délirant d'un maharaja dont j'ai oublié le nom... Je retourne à Mysore pour la deuxième fois après un passage éclair il y'a trois semaines. J'ai une promesse à honorer : retrouver l'échoppe de Muneeb au Muslim Bazaar pour une commande d'huiles essentielles et d'encens (rose rouge et blanche, jasmin noir, vert, vetiver et santal blanc, lotus...) Et au passage j'irai trouver leurs sublimes masala dosas au Modern café. C'est une crêpe fine comme une dentelle, fourrée avec une préparation de pomme de terre qu'on trempe dans des petits bols de chutneys sauce coco, coriandre, menthe par exemple)
Crédits photos Claire Noumene
Mysore est une jolie ville qui n'étouffe pas encore ses habitants car elle abrite des grands parcs poussiéreux qui débouchent par des artères larges et spacieuses sur plusieurs "circles" un peu comme à Picadilly Circus à Londres. Des centres de recherche d'ingénierie et des universités brassent des centaines de jeunes, tous entre 20 et 30 ans. Cette ville conviviale et puissante éveille en moi un grand intérêt, me soufflant d'explorer au delà de la couche superficielle, à travers les moeurs de ses habitants, dans les ruelles boudées par les gens de passage ; de l'autre côté du miroir il y'a un bout d'humanité.
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